« Nous
ne sommes pas des gens compliqués… »
[...]D’abord
elle se lève aux aurores, comme une fleur ; elle est la seule à partir
ainsi au petit matin [...] Ensuite, toujours comme une fleur, elle devient entre les
arbres, pareille à un grain de pollen entre les pattes d’une abeille [...] Donc une
jeune fille qui aime avec passion (là encore, la plupart n’y voient que du feu)
notre petit pays, sa rivière, ses châtaigniers. Il n’en faut pas plus pour nous
émerveiller[…]Mais ce n’est pas tout. Elle nous gâte ! À telle enseigne que
tous les lauriers (scolaires) qu’elle remporte viennent sans autre forme de
procès se poser comme des colombes sur nos têtes[…]Insistons : cette élève,
cette étudiante, cette jeune fille, qui aujourd’hui est une jeune femme, nous
fait vraiment honneur. Ses succès, qu’elle aurait tendance à sous-estimer, nous
feraient littéralement casser la baraque – si toutefois nous ne savions nous
retenir à nos conventions qui font la noblesse de nos actions. […]Pour en finir
avec ce tableau d’honneur doublé d’excellence, disons qu’elle obtient haut la
main toutes les premières places. Des positions qu’elle occupe avec beaucoup
d’élégance, élégance d’esprit, élégance de sentiment, sans oublier son élégance
féminine[…]
Elle
rencontre (elle a dix-neuf ans) l’amour[…]Plus exactement un homme. Autrement dit
tout ce qu’il y a de plus naturel[…]notre jeune fille est discrète, pudique,
secrète. Non qu’elle dissimule, du tout ! Seulement elle pratique
spontanément le fameux adage : pour vivre heureux vivons cachés. Et comme
chacun sait, les gens heureux n’ont pas d’histoire. En tout cas ils n’en font
pas. Ou à peine, tout juste des vaguelettes. Bien sûr, on sait de quel homme il
s’agit. On l’a même vu. On
apprend que notre demoiselle monte parfois à Paris, tandis que l’élu de son cœur
descend la rejoindre pour les vacances[…]ils s’écrivent copieusement […]Pour notre
jeune fille, ces lettres sont l’oxygène de son âme.
Ces
deux derniers mois[…]Certes, elle se lève toujours aux aurores, elle part
toujours marcher dans nos chemins, dans nos sous-bois. Elle n’est cependant
plus tout à fait la même. Ce n’est pas qu’elle ne nous salue pas, bien sûr que
si, ni qu’elle ne s’arrête pour une causette, bien sûr que si[…] On la
regarde, on l’observe, on la reluque, on l’apprend par cœur, et on reste
Gros-Jean. On pousse même le bouchon jusqu’à la héler, l’approcher, jusqu’à
scruter son visage sérieux, jusqu’à faire preuve de sans-gêne en enfonçant
notre regard de vieux limier dans ses grands yeux nets. Mais il n’y a rien à
faire, ils sont trop pleins de choses qu’on ignore pour qu’on puisse aller bien
loin. On a beau la voir marcher dans la rue, contourner l’église, dire bonjour
à madame Sugère (la sœur de l’épicière), monter le chemin, et même se retourner
pour nous faire un petit signe alors qu’on se croyait invisible, on ne sait
rien d’autre. Total : non seulement on se prive de jouissance, mais
par-dessus le marché, on se retrouve malheureux comme une pierre. De sorte
qu’on s’avise soudain qu’on tient dur comme fer à la gaîté, au bonheur de notre
jeune femme. On l’aime.
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