mardi 12 juillet 2016

Ce mal qui est le mien - Mireille Sorgue



Dimanche - Nuit
[24 février 1963]



Je me levai hier matin lasse déjà, sans cause apparente, je ne sais quelle rage au cœur qui me fit, abrégeant les préparatifs, quitter la maison aussitôt, et partir à pied, malgré le froid, à l'E.N. Des deux heures de cours que j'y suivis, j'avoue que je n'écoutai rien, si visiblement absente, et de soudaines larmes aux yeux, que je dus me contraindre à écrire; mais faible, dérisoire entrave -et cette pensée que je ne formulai jamais encore, mais latente sans doute jusqu'à ce jour, jaillissante sou­dain, impérieuse: Je partirai. -J'ai soif d'un grand pays salubre, dur, d'une terre infinie, austère, rare en hommes. D'une tâche humble, quotidienne, usure douce. Et n'ai besoin de rien d'autre pour douer d'authenticité mon passage, car à cela suffit le poids terrible de ma vie. Ne songeant pas même à créer: que pourrais-­je sauver qui ne périsse avec les hommes? Et que pourrais-je léguer à d'autres, moi qui ne sais rien retenir, et qui éprouve si fort (que l'échéance inéluctable déjà me paralyse) le sursis dont je jouis, et sa limite? -Pourquoi le rocher se remit-il encore à dévaler la pente? Peut-être parce que j'ai soudain désespéré de l'amour. -Je sens bien quelle peine je te fais, mais il me faut poursuivre. -Je te crois lorsque tu m'assures que je connaîtrai l'amour; je te crois, mais ce que je vois plus clairement chaque jour, c'est que cet amour-là ne peut-être qu'« à douleur». Je ne parle pas seulement de moi qui en pleurerai, mais de celui à qui je ferai cette triste, terrible offrande; de celui que je tour­menterai par trop d'amour. Et tu me cries d'être démesurée! Que cette fièvre me consume, c'est bien, je vis et ne veux pas d'autre sort, mais comment pourrais-je me résoudre à lier celui qui m'aimera à ce mal qui est mien?
Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant - Tome I