vendredi 20 juillet 2012

L'Adagio de Tomaso Albinoni







Louise labé - Huitième et quatorzième sonnets

Louise Labé (1524-1566)

Par toi, ami, tant véquis enflammée
 Qu'en languissant par feu suis consumée
Qui couve encor sous ma cendre embrasée,
Si ne la rends de tes pleurs apaisée.

Je vis, je meurs : je me brûle et me noie
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.

Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.

Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.

Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur
.




Tant que mes yeux pourront larmes épandre

Tant que mes yeux pourront larmes épandre
A l'heur passé avec toi regretter,
Et qu'aux sanglots et soupirs résister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre ;

Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard luth, pour tes grâces chanter ;
Tant que l'esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toi comprendre,

Je ne souhaite encore point mourir.
Mais, quand mes yeux je sentirai tarir,
Ma voix cassée, et ma main impuissante,

Et mon esprit en ce mortel séjour
Ne pouvant plus montrer signe d'amante,
Prierai la mort noircir mon plus clair jour.

jeudi 19 juillet 2012

Le sculpteur de femmes - Lisa Bresner



"Pourquoi n’avons-nous jamais appris à sculpter ? Est-ce que l’argile, les rochers, le marbre renferment des fantômes que nous ne devons pas réveiller ? La forme reste invisible à l’œil. Elle est blottie au plus profond du moindre caillou, si l’on casse le caillou pour trouver une forme, il ne reste que les éclats de caillou et la forme est brisée. Le vent et la pluie nous servent de burin et d’alliage. Chaque saison sculpte de nouveaux arbres, des fleurs différentes et des montagnes autres. Le temps se charge de les sauver."

Extrait du Sculpteur de femmes de Lisa Bresner

Lisa Bresner



Lettre d'amour - Sylvia Plath




Pas facile de formuler ce que tu as changé pour moi.
Si je suis en vie maintenant, j'étais alors morte,
Bien que, comme une pierre, sans que cela ne m'inquiète,
Et je restais là sans bouger selon mon habitude.
Tu ne m'as pas simplement une peu poussée du pied, non-
Ni même laissé régler mon petit oeil nu
A nouveau vers le ciel, sans espoir, évidemment,
De pouvoir appréhender le bleu, ou les étoiles.
Ce n'était pas çà. Je dormais, disons : un serpent
Masqué parmi les roches noires telle une roche noire
Se trouvant au milieu du hiatus blanc de l'hiver -
Tout comme mes voisines, ne prenant aucun plaisir
A ce million de joues parfaitement ciselées
Qui se posaient à tout moment afin d'attendrir
Ma joue de basalte. Et elles se transformaient en larmes,
Anges versant des pleurs sur des natures sans relief,
Mais je n'étais pas convaincue. Ces larmes gelaient.
Chaque tête morte avait une visière de glace.
Et je continuais de dormir, repliée sur moi-même.
La première chose que j'ai vue n'était que de l'air
Et ces gouttes prisonnières qui montaient en rosée,
Limpides comme des esprits. Il y avait alentour
Beaucoup de pierres compactes et sans aucune expression.
Je ne savais pas du tout quoi penser de cela.
Je brillais, recouverte d'écailles de mica,
Me déroulais pour me déverser tel un fluide
Parmi les pattes d'oiseaux et les tiges des plantes.
Je ne m’y suis pas trompée. Je t'ai reconnu aussitôt.
L'arbre et la pierre scintillaient, ils n'avaient plus d'ombres.
Je me suis déployée, étincelante comme du verre.
J'ai commencé de bourgeonner tel un rameau de mars :
Un bras et puis une jambe, un bras et encore une jambe.
De la pierre au nuage, ainsi je me suis élevée.
Maintenant je ressemble à une sorte de dieu
Je flotte à travers l'air, mon âme pour vêtement,
Aussi pure qu'un pain de glace. C'est un don.
                                                                      Sylvia Plath
                                                       
Photo from pushbotonkity

mercredi 18 juillet 2012

Photographie - Kiki Demoula




Photographie
Tu es la frontière entre deux immensités.
Deux hautes mers affrontées.
Le ciel et l’eau.
La largeur des deux
s’articule sur ton front.
Ton front large
affronte les limites.
Les voiles repliées de ton visage,
sa proue pensive,
montrent que tu attends la tempête
des immensités.
Mais toi tu tiens la barre.
Est-ce un accessoire de caïque
ou de ta vie ?
Est-elle à toi, la barque
ou volée ?
Est-il à toi, le courage
Ou à la photo ?
Conduis-tu ou es-tu conduite ?
Y avait-il une barre dès le début
ou est-ce le montage du photographe
qui a donné une barre
à l’ingouvernable, de même
que nos grands-pères paysans
se retrouvaient cravatés
entre des cadres ?

Kiki Demoula – Une poétesse de l'absence
Le Peu du monde suivi de Je vous salue Jamais © Éditions Gallimard 2010, p. 55/56

lundi 16 juillet 2012

Prisonnière...





Amour et solitude




...l'amour, ce versant escarpé de la solitude.
                                                                         (Christian Bobin)

vendredi 13 juillet 2012

Promenade matinale et Magnificat de Bach


[10 Mai 1964]
     Dimanche

[...] Vers sept heures, je suis sortie. Ah, j'avais grand soif de tout ce qui me fut offert sans mesure, à profusion, le vent au goût de glace et de menthe, et d'autres fois plus lourd et blond comme miel, le soleil, le silence, le chant de tel oiseau inconnu et familier, 

 
l'accueil des herbes déja hautes,des futaies qui s'entrechoquaient légèrement, et cette pente rousse et verte du sous-bois, 


et ces violettes, les dernières, plus grasses et plus pâles,et la lumière
des genêts en fleur,tant de choses si douces, si savoureuses au matin!


 J'ai aimé les fougères déroulants leurs crosses, les rares et solennelles campanules,





la floraison des veroniques, et violettes, ces fleurs vénéneuses en grappe...ou encore, sur le vieux mur qui borde un moment la route, et soutient la colline qui le crèvera sans doute un jour de grandes pluies,





ces gueules-de-loup naines et la promesse des fraisiers formant déja leurs fruits...Et pouvais-je au retour ne pas écouter le Magnificat ?


Je pense que tu connais la voix d'Hertha Töpper -- voix plus qu'humaine sombre et liquoreuse (voix pour la nuit de Gordes!)... Contre la peur, contre la faiblesse, contre le découragement entendre Bach. L'âme est debout.

Extrait de Lettre à l'Amant - Tome II
 

mardi 10 juillet 2012

La nuit de Mai - Alfred de Musset


Mireille adolescente, aimait recopier sur un cahier certains textes ou extraits de lecture. On y trouve celui-ci


La nuit de mai

LA MUSE

Poète, prends ton luth et me donne un baiser ;
La fleur de l'églantier sent ses bourgeons éclore,
Le printemps naît ce soir ; les vents vont s'embraser ;
Et la bergeronnette, en attendant l'aurore,
Aux premiers buissons verts commence à se poser.
Poète, prends ton luth, et me donne un baiser.

LE POÈTE

Comme il fait noir dans la vallée !
J'ai cru qu'une forme voilée
Flottait là-bas sur la forêt.
Elle sortait de la prairie ;
Son pied rasait l'herbe fleurie ;
C'est une étrange rêverie ;
Elle s'efface et disparaît.

LA MUSE

Poète, prends ton luth ; la nuit, sur la pelouse,
Balance le zéphyr dans son voile odorant.
La rose, vierge encor, se referme jalouse
Sur le frelon nacré qu'elle enivre en mourant.
Écoute ! Tout se tait ; songe à ta bien-aimée.
Ce soir, sous les tilleuls, à la sombre ramée
Le rayon du couchant laisse un adieu plus doux.
Ce soir, tout va fleurir : l'immortelle nature
Se remplit de parfums, d'amour et de murmure,
Comme le lit joyeux de deux jeunes époux.

LE POÈTE

Pourquoi mon cœur bat-il si vite ?
Qu'ai-je donc en moi qui s'agite
Dont je me sens épouvanté ?
Ne frappe-t-on pas à ma porte ?
Pourquoi ma lampe à demi-morte
M'éblouit-elle de clarté ?
Dieu puissant ! Tout mon corps frissonne.
Qui vient ? Qui m'appelle ? - Personne.
Je suis seul ; c'est l'heure qui sonne ;
Ô solitude ! Ô pauvreté !

LA MUSE

Poète, prends ton luth ; le vin de la jeunesse
Fermente cette nuit dans les veines de Dieu.
Mon sein est inquiet ; la volupté l'oppresse,
Et les vents altérés m'ont mis la lèvre en feu.
Ô paresseux enfant ! Regarde, je suis belle.
Notre premier baiser, ne t'en souviens-tu pas,
Quand je te vis si pâle au toucher de mon aile,
Et que, les yeux en pleurs, tu tombas dans mes bras ?
Ah ! je t'ai consolé d'une amère souffrance !
Hélas ! bien jeune encor, tu te mourais d'amour.
Console-moi ce soir, je me meurs d'espérance ;
J'ai besoin de prier pour vivre jusqu'au jour.

LE POÈTE

Est-ce toi dont la voix m'appelle,
Ô ma pauvre Muse ! Est-ce toi ?
Ô ma fleur ! ô mon immortelle !
Seul être pudique et fidèle
Où vive encor l'amour de moi !
Oui, te voilà, c'est toi, ma blonde,
C'est toi, ma maîtresse et ma sœur !
Et je sens, dans la nuit profonde,
De ta robe d'or qui m'inonde
Les rayons glisser dans mon cœur.

LA MUSE

Poète, prends ton luth ; c'est moi, ton immortelle,
Qui t'ai vu cette nuit triste et silencieux,
Et qui, comme un oiseau que sa couvée appelle,
Pour pleurer avec toi descends du haut des cieux.
Viens, tu souffres, ami. Quelque ennui solitaire
Te ronge, quelque chose a gémi dans ton cœur ;
Quelque amour t'est venu, comme on en voit sur terre,
Une ombre de plaisir, un semblant de bonheur.
Viens, chantons devant Dieu ; chantons dans tes pensées,
Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées ;
Partons, dans un baiser, pour un monde inconnu,
Éveillons au hasard les échos de ta vie,
Parlons-nous de bonheur, de gloire et de folie,
Et que ce soit un rêve, et le premier venu.
Inventons quelque part des lieux où l'on oublie ;
Partons, nous sommes seuls, l'univers est à nous.
Voici la verte Écosse et la brune Italie,
Et la Grèce, ma mère, où le miel est si doux,
Argos, et Ptéléon, ville des hécatombes,
Et Messa la divine, agréable aux colombes,
Et le front chevelu du Pélion changeant ;
Et le bleu Titarèse, et le golfe d'argent
Qui montre dans ses eaux, où le cygne se mire,
La blanche Oloossone à la blanche Camyre.
Dis-moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer ?
D'où vont venir les pleurs que nous allons verser ?
Ce matin, quand le jour a frappé ta paupière,
Quel séraphin pensif, courbé sur ton chevet,
Secouait des lilas dans sa robe légère,
Et te contait tout bas les amours qu'il rêvait ?
Chanterons-nous l'espoir, la tristesse ou la joie ?
Tremperons-nous de sang les bataillons d'acier ?
Suspendrons-nous l'amant sur l'échelle de soie ?
Jetterons-nous au vent l'écume du coursier ?
Dirons-nous quelle main, dans les lampes sans nombre
De la maison céleste, allume nuit et jour
L'huile sainte de vie et d'éternel amour ?
Crierons-nous à Tarquin : " Il est temps, voici l'ombre ! "
Descendrons-nous cueillir la perle au fond des mers ?
Mènerons-nous la chèvre aux ébéniers amers ?
Montrerons-nous le ciel à la Mélancolie ?
Suivrons-nous le chasseur sur les monts escarpés ?
La biche le regarde ; elle pleure et supplie ;
Sa bruyère l'attend ; ses faons sont nouveau-nés ;
Il se baisse, il l'égorge, il jette à la curée
Sur les chiens en sueur son cœur encor vivant.
Peindrons-nous une vierge à la joue empourprée,
S'en allant à la messe, un page la suivant,
Et d'un regard distrait, à côté de sa mère,
Sur sa lèvre entr'ouverte oubliant sa prière ?
Elle écoute en tremblant, dans l'écho du pilier,
Résonner l'éperon d'un hardi cavalier.
Dirons-nous aux héros des vieux temps de la France
De monter tout armés aux créneaux de leurs tours,
Et de ressusciter la naïve romance
Que leur gloire oubliée apprit aux troubadours ?
Vêtirons-nous de blanc une molle élégie ?
L'homme de Waterloo nous dira-t-il sa vie,
Et ce qu'il a fauché du troupeau des humains
Avant que l'envoyé de la nuit éternelle
Vînt sur son tertre vert l'abattre d'un coup d'aile,
Et sur son cœur de fer lui croiser les deux mains ?
Clouerons-nous au poteau d'une satire altière
Le nom sept fois vendu d'un pâle pamphlétaire,
Qui, poussé par la faim, du fond de son oubli,
S'en vient, tout grelottant d'envie et d'impuissance,
Sur le front du génie insulter l'espérance,
Et mordre le laurier que son souffle a sali ?
Prends ton luth ! Prends ton luth ! je ne peux plus me taire ;
Mon aile me soulève au souffle du printemps.
Le vent va m'emporter ; je vais quitter la terre.
Une larme de toi ! Dieu m'écoute ; il est temps.


LE POÈTE

S'il ne te faut, ma sœur chérie,
Qu'un baiser d'une lèvre amie
Et qu'une larme de mes yeux,
Je te les donnerai sans peine ;
De nos amours qu'il te souvienne,
Si tu remontes dans les cieux.
Je ne chante ni l'espérance,
Ni la gloire, ni le bonheur,
Hélas ! pas même la souffrance.
La bouche garde le silence
Pour écouter parler le cœur.

LA MUSE

Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne,
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau ?
Ô poète ! un baiser, c'est moi qui te le donne.
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu,
C'est ton oisiveté ; ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du cœur :
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican, lassé d'un long voyage,
Dans les brouillards du soir retourne à ses roseaux,
Ses petits affamés courent sur le rivage
En le voyant au loin s'abattre sur les eaux.
Déjà, croyant saisir et partager leur proie,
Ils courent à leur père avec des cris de joie
En secouant leurs becs sur leurs goitres hideux.
Lui, gagnant à pas lents une roche élevée,
De son aile pendante abritant sa couvée,
Pêcheur mélancolique, il regarde les cieux.
Le sang coule à longs flots de sa poitrine ouverte ;
En vain il a des mers fouillé la profondeur ;
L'Océan était vide et la plage déserte ;
Pour toute nourriture il apporte son cœur.
Sombre et silencieux, étendu sur la pierre
Partageant à ses fils ses entrailles de père,
Dans son amour sublime il berce sa douleur,
Et, regardant couler sa sanglante mamelle,
Sur son festin de mort il s'affaisse et chancelle,
Ivre de volupté, de tendresse et d'horreur.
Mais parfois, au milieu du divin sacrifice,
Fatigué de mourir dans un trop long supplice,
Il craint que ses enfants ne le laissent vivant ;
Alors il se soulève, ouvre son aile au vent,
Et, se frappant le cœur avec un cri sauvage,
Il pousse dans la nuit un si funèbre adieu,
Que les oiseaux des mers désertent le rivage,
Et que le voyageur attardé sur la plage,
Sentant passer la mort, se recommande à Dieu.
Poète, c'est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées,
De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur,
Ce n'est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.

LE POÈTE

Ô Muse ! spectre insatiable,
Ne m'en demande pas si long.
L'homme n'écrit rien sur le sable
À l'heure où passe l'aquilon.
J'ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau ;
Mais j'ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j'en pourrais dire,
Si je l'essayais sur ma lyre,
La briserait comme un roseau.

Alfred de Musset

Tirade de Mercatio sur Mab, la Reine des Fées


Mireille adolescente, aimait recopier sur un cahier certains textes ou extraits de lecture. On y trouve celui-ci:

MERCUTIO: - Oh ! je vois bien, la reine Mab vous a fait visite.
Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, pas plus grande qu'une agate à l'index d'un alderman, traînée par un attelage de petits atomes à travers les nez des hommes qui gisent endormis. Les rayons des roues de son char sont faits de longues pattes de faucheux ; la capote, d'ailes de sauterelles ; les rênes, de la plus fine toile d'araignée ; les harnais, d'humides rayons de lune. Son fouet, fait d'un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge. Son cocher est un petit cousin en livrée grise, moins gros de moitié qu'une petite bête ronde tirée avec une épingle du doigt paresseux d'une servante. Son chariot est une noisette, vide, taillée par le menuisier écureuil ou par le vieux ciron, carrossier immémorial des fées. C'est dans cet apparat qu'elle galope de nuit en nuit à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d'amour sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies, sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d'honoraires, sur les lèvres des dames qui rêvent de baisers aussitôt !
Ces lèvres, Mab les crible souvent d'ampoules, irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque pommade. Tantôt elle galope sur le nez d'un solliciteur, et vite il rêve qu'il flaire une place ; tantôt elle vient avec la queue d'un cochon de la dîme chatouiller la narine d'un curé endormi, et vite il rêve d'un autre bénéfice ; tantôt elle passe sur le cou d'un soldat, et alors il rêve de gorges ennemies coupées, de brèches, d'embuscades, de lames espagnoles, de rasades profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur quoi il tressaille, s'éveille, et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, et se rendort. C'est cette même Mab qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux et dans les poils emmêlés durcit ces noeuds magiques qu'on ne peut débrouiller sans encourir malheur.
C'est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, les étreint et les habitue à porter leur charge pour en faire des femmes à solide carrure. C'est elle...

Tirade de Mercatio sur Mab, la Reine des Fées, dans Roméo et Juliette,Acte I scene IV

La prière d'Iphigénie selon Euripide


Mireille adolescente, aimait recopier sur un cahier certains textes ou extraits de lecture. On y trouve celui-ci:

(Rappel : Pour obtenir des vents favorables, les Dieux exigent le sacrifice d'Iphigénie, fille du roi Agamemnon. Le passage célèbre choisi ici : « la prière d'Iphigénie à son père» illustre le nouveau ton de la tragédie grecque.)



Mon père,

Si j'avais la touchante éloquence et  la voix

Du chanteur qui charmait les rochers et les bois,

Je saurais te convaincre, et tu rendrais les armes;

Mais je n'ai pas d'autre science que mes larmes :

Je te les offre. Vois, le rameau suppliant

Que je mets à tes pieds, c'est ce corps défaillant

Que ma mère pour toi  mit au monde, et je pleure.

Ne me fais pas mourir, je t'en prie, avant l'heure;

Non, ne m'exile pas dans l'infernal séjour:

Il est si doux de voir la lumière du jour !

Rappelle-toi : je suis, tu le sais, la première

Qui jadis t'a donné le nom chéri de père.

Rappelle-toi: tu me prenais sur tes genoux,

Et là nous échangions des baisers entre nous.

Alors tu me disais: « Te verrai-je, ma fille,

Au foyer d'un époux, chez une autre famille,

Vivre heureuse et briller dans un illustre rang ? »

Et moi, je répondais, dans mes bras te serrant,

Caressant ce menton que ma main touche encore:

« Lorsque tu vieilliras, ô père que j'adore,

Je veux chez moi te recevoir et te fêter,

Pour te payer des soins que j'ai dû te coûter. »

Je me souviens toujours de ces douces paroles :

Toi, tu les oublias, mon père, et tu m'immoles.

Ah ! pitié, par Pélops, par cette mère en pleurs,

Qui de nouveau pour moi souffre ici des douleurs

Telles qu'elle en souffrit le jour où je suis née!

Mon père, je ne suis pour rien dans l'hyménée

D'Hélène avec Pâris; parce qu'il vint ici,

Est-ce donc un motif pour que je meure aussi?

Tourne vers moi tes yeux, embrasse-moi, mon père,

Et si tu ne veux pas te rendre à ma prière,

S'il n'est rien qui pour moi puisse encor te fléchir,

Que j'emporte du moins ce dernier souvenir.


Euripide 480-405 AVANT J.-C



Paul Eluard - Ma morte vivante


Paul Eluard - Dit de la force de l'amour


Paul Eluard

Hommes et femmes, criez "Je t'aime"

Et voici que le corps avance vraiment, il n’est plus seul, il a rompu les liens.
Et tout en lui exprime, à sa manière, la joie d’être délivré. L’amour, c’est la liberté, mais il se passe en silence, en secret, presque honteusement, car il n’a pas la parole. Un amoureux qui parle est un poète et ce qu’il dit efface le temps qui l’isole de l’objet aimé. Il donne à l’amour une vie constante, invincible. Il s’éternise.
Hommes, femmes en proie à ce délire qui entoure chaque naissance du souvenir de la seule communion réelle, hommes, femmes, qui perpétuellement naissez à l'amour, avouez à haute voix ce que vous ressentez, criez "je t'aime" par dessus toutes les souffrances qui vous sont infligées, contre toute pudeur, contre toute contrainte, contre toute malédiction, contre le dédain des brutes, contre le blâme des moralistes. Criez-le même contre un coeur qui ne s'ouvre pas, contre un regard qui s'égare, contre un sein qui se refuse. Vous ne le regretterez pas car vous n'avez d'autre occasion d'être sincère, tout le bonheur du monde dépend de l'intensité de votre cri qui passera de bouche en bouche à l'infini. Votre cri vous fera grand et il grandira les autres. Il vient de loin, il ira loin, il ne connaît pas de limites.
Parlez, les mots d’amour sont des caresses fécondantes. Les autres mots ne sont là que pour la commodité de la vie. Aimer, c’est l’unique raison de vivre. Et la raison de la raison, la raison du bonheur. Vous obtiendrez toujours grand enchantement d’aimer, et même de la souffrance d’amour. Les plus grands des poètes ont affronté diversement, avec courage et avec faiblesse, les difficultés de la vie, mais leurs chants d’amour relèvent l’homme de son bourbier.
L’homme revit et survit par l’amour. Son cœur et son visage vieillissent, mais l’image des baisers échangés se reproduit toujours semblable, exaltée, exaltante, laissant ouvertes toutes grandes les portes du commun échange par lesquelles entrent en se pressant les promesses de l’avenir, les assurances de l’éternité.

Paul Eluard (Introduction au " Dit de la force de l’amour", 1947)

Dit de la Force et de l'Amour

Entre tous mes tourments entre la mort et moi
Entre mon désespoir et la raison de vivre
Il y a l'injustice et ce malheur des hommes
Que je ne peux admettre il y a ma colère

Il y a les maquis couleur de sang d'Espagne
Il y a les maquis couleur du ciel de Grèce
Le pain le sang le ciel et le droit à l'espoir
Pour tous les innocents qui haïssent le mal


La lumière toujours est tout près de s'éteindre
La vie toujours s'apprête à devenir fumier
Mais le printemps renaît qui n'en a pas fini
Un bourgeon sort du noir et la chaleur s'installe


Et la chaleur aura raison des égoïstes
Leurs sens atrophiés n'y résisteront pas
J'entends le feu parler en riant de tiédeur
J'entends un homme dire qu'il n'a pas souffert

Toi qui fus de ma chair la conscience sensible
Toi que j'aime à jamais toi qui m'as inventé
Tu ne supportais pas l'oppression ni l'injure
Tu chantais en rêvant le bonheur sur la terre
Tu rêvais d'être libre et je te continue.


13 Avril 1947 - Paul Eluard – Poèmes poilitiques (194

Le Carnaval de Schumann

[11 février 1964)
Mercredi

"Jette-moi, jetons-nous au coeur de cette fête (...) que le Carnaval de Schumann évoque intensément..."

Extrait de Lettres à l'Amant - tome II


A l'ombre de mes paupières...


[15 mars 1964]

[...]
"Je te veille à l'ombre de mes paupières que double la nappe des larmes, à l'ombre de mes lèvres que gonfle une louange, à l'ombre de mon front si lourd de gemmes, si douloureux taraudé de lucioles, dans l'espace préservé qu'aspire et creuse ma respiration ténue, à l'ombre de mon visage— ciel que je fais attentif proche et profond—mais ciel vulnérable qui pleut brusquement sur tes paupières, tes lèvres, ton front, confondu, bouleversé. Mon amour! Qui es-tu? Comme tu es grand... immense, fabuleux, sauvage! Et je ne suis plus qu'une petite fille pleurant à cause du jour intransigeant qui la roue toute vive, pleurant de gratitude et d'angoisse, comme tout à l'heure quand Isabelle se tut — et le silence depuis n'est plus que cruelle clameur."  

Extrait de Lettres à l'Amant – Tome II

Le Cante jondo (ou hondo)...


Jeudi
[6 février 1964]

[...] Hélène, tout à l'heure, me parlait du Cante Jondo (ou hondo: profond). Elle m'apprit que Lorca en avait longuement traité. Comment t'en parler? Pense à cette langue encore incertaine de l'amour, langue venue de loin, du plus profond justement, arrachée...Tu sais, je pense que le Cante jondo est improvisé, spontané, impulsif, sujet donc à d'infinies variantes, difficile à fixer, sauvage pour tout dire. Tu sais qu'il ne faut pas le confondre avec le flamenco beaucoup plus "gracieux", folklorique, agrémenté, orné ( castagnettes, guitares...)

Le jondo est presque nu, seulement ponctué, brisé parfois ou modulé --Un chant sensuel, il me semble. Du corps entier, et non seulement de la gorge. Un chant terrible-- souvent proche de la plainte, du cri: cri animal, mais désespoir humain. Tout y est dit. Une façon de se consummer. Comme un cyprès au soleil, et comme le vent qui en avive la flamme.
Extrait de Lettres à l''Amant - tome II




La Lola
Elle lave sous l’oranger des langes de coton ; elle a les yeux verts, la voix violette.
Hélas ! amour, sous l’oranger en fleurs !
L’eau de la rigole était pleine de soleil, dans l’olivier chantait un moineau.
Hélas ! amour, sous l’oranger en fleurs !
Puis, lorsque Lola aura usé tout le savon, viendront les toreros.
Hélas ! amour, sous l’oranger en fleurs

Federico Garcia Lorca