lundi 16 février 2015

Marie Christine Bruyère : Mireille Sorgue - Une épistolaire passionnée



«J’écris pour être lucide, j’écris pour mieux t’aimer. Ce ne sont pas des raisons d’écrivain mais des raisons d’amoureuse ».

En une dénégation remarquable, Mireille Sorgue scelle l’écriture et l’amour, le projet d’une œuvre avec l’art d’aimer. Elle les noue via la figure de l’Amant et pour un destin tragique. Elle avait écrit «  il faut inventer le langage » et elle a marié le verbe et la chair dans un rapport irrémédiable avec la lettre. Précipitant son amour terrestre elle l’immortalise en un seul livre : « l’Amant ».
Lisons ce trajet de dits amoureux qui va d’une vie vouée à l’écriture vers une existence qui se brise.

                                                                                                        Marie-Christine Bruyère



jeudi 12 février 2015

Victor Hugo - " La littérature est un fait universel"







[...] la littérature est un fait universel. La littérature, c’est le gouvernement du genre humain par l’esprit humain,

La propriété littéraire est d’utilité générale. Toutes les vieilles législations monarchiques ont nié et nient encore la propriété littéraire. Dans quel but ? Dans un but d’asservissement. L’écrivain propriétaire, c’est l’écrivain libre. Lui ôter la propriété, c’est lui ôter l’indépendance. On l’espère du moins. De là ce sophisme singulier, qui serait puéril s’il n’était perfide : la pensée appartient à tous, donc elle ne peut être propriété, donc la propriété littéraire n’existe pas. La pensée de l’écrivain, en tant que pensée, échappe à toute main qui voudrait la saisir ; elle s’envole d’âme en âme ; elle a ce don et cette force,virum volitare per ora — ; mais le livre est distinct de la pensée ; comme livre, il est saisissable, tellement saisissable qu’il est quelquefois saisi...

...Quelle sombre rature au grand règne !
Voilà où mène la confiscation de la propriété née du travail, soit que cette confiscation pèse sur le peuple, soit qu’elle pèse sur l’écrivain.


Messieurs, rentrons dans le principe : le respect de la propriété. Constatons la propriété littéraire, mais, en même temps, fondons le domaine public. Allons plus loin. Agrandissons-le. Que la loi donne à tous les éditeurs le droit de publier tous les livres après la mort des auteurs, à la seule condition de payer aux héritiers directs une redevance très faible, qui ne dépasse en aucun cas cinq ou dix pour cent du bénéfice net. Ce système très simple, qui concilie la propriété incontestable de l’écrivain avec le droit non moins incontestable du domaine public, a été indiqué ; dans la commission de 1836, par celui qui vous parle en ce moment ; et l’on peut trouver cette solution, avec tous ses développements, dans les procès-verbaux de la commission, publiés alors par le ministère de l’intérieur.
Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient — le mot n’est pas trop vaste — au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous.
Ah ! la lumière ! la lumière toujours ! la lumière partout ! Le besoin de tout c’est la lumière. La lumière est dans le livre. 
Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire...


...Vous avez soin de vos villes, vous voulez être en sûreté dans vos demeures, vous êtes préoccupés de ce péril, laisser la rue obscure ; songez à ce péril plus grand encore, laisser obscur l’esprit humain. Les intelligences sont des routes ouvertes ; elles ont des allants et venants, elles ont des visiteurs, bien ou mal intentionnés, elles peuvent avoir des passants funestes ; une mauvaise pensée est identique à un voleur de nuit, l’âme a des malfaiteurs ; faites le jour partout ; ne laissez pas dans l’intelligence humaine de ces coins ténébreux où peut se blottir la superstition, où peut se cacher l’erreur, où peut s’embusquer le mensonge. L’ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l’éclairage des rues, soit ; mais songez aussi, songez surtout, à l’éclairage des esprits...


Victor Hugo - Extrait du "Discours d’ouverture du Congrès littéraire international " - 7 juin 1878



mardi 3 février 2015

Arthur Rimbaud - Extrait de la lettre du "voyant"



 Charleville, 15 mai 1871

…Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.

…La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues !

…Donc le poète est vraiment voleur de feu.

Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ;

… Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus — (que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !

Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; — Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant.

Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, jusqu’ici abominable, — lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? — Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.

                                      
                                                                
              Extrait - Lettre de Rimbaud à Paul Demeny - 15 mai 1871 ( Le jeune Rimbaud a 17 ans) 


Le sentiment de l'absurde - "Toute possession est fugitive"


Vendredi  [ 2 novembre 1962]

[...] Chaque retour à la maison m'est à la fois un baume et une épreuve: « jouant» l'enfance, je me procure l'illusion que je ne suis pas seule; je m'endors un moment dans la sollicitude familiale, dans la quiétude du foyer; et pourtant, je vous le confie, Ami, je ne sais si je pourrais me résigner à la vie de famille ma vie durant. C'est une chose que je ne puis dire à mes parents qui en seraient peinés et ne comprendraient pas que l'éducation qu'ils m'ont donnée n'est nullement mise en cause; mais je peux vous l'expliquer, ou plutôt il me semble que vous ne trouverez pas monstrueuse cette pensée. Pour « fonder une famille», comme l'on dit, il faudrait que je n'aie pas ce sentiment que tout ce que je fais est provisoire, que toute possession est fugitive; il faudrait que les années à venir pèsent aussi lourd au moins que les années passées; il faudrait que je prenne très au sérieux mes gestes vains. Comment oserais-je mettre un enfant au monde? Isabelle parle de l'absurde, du sentiment de l'absurde -Vous dirai-je que depuis deux ans ce sentiment latent m'occupe? que je ne l'ai jamais avoué à personne (Comment dire cela à ma mère, à mon père?); qu'il m'immobilise parfois tout entière et que s'il n'y paraît pas, si je me ranime vite, c'est que l'immobilité me paraît tout aussi vaine qu'autre chose. Il est vrai que cet été je ne songeais guère à cela: le néant avait un visage, un bien séduisant visage, un nom, une chaleur...Mais à présent...il me semble que je brûle la vie, exactement dans le sens de « brûler une étape »! Mettre cette flamme-là en veilleuse...Je ferais vraiment une piètre mère de famille, une amoureuse désespérée...

                                                          Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant - tome I