mercredi 15 avril 2015

Donne moi tes mains - Aragon


                                                                 
Donne-moi tes mains pour l’inquiétude
Donne-moi tes mains dont j’ai tant rêvé
Dont j’ai tant rêvé dans ma solitude
Donne-moi tes mains que je sois sauvé
Lorsque je les prends à mon pauvre piège
De paume et de peur de hâte et d’émoi
Lorsque je les prends comme une eau de neige
Qui fond de partout dans mes mains à moi
Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent
D’une proie entre eux un instant tenue
Sauras-tu jamais ce que leur silence
Un éclair aura connu d’inconnu
Donne-moi tes mains que mon cœur s’y forme
S’y taise le monde au moins un moment
Donne-moi tes mains que mon âme y dorme
Que mon âme y dorme éternellement.
 
                                                                                                      Aragon

"C'est moi" - Boris Vian






“Je voudrais que tu sois là
que tu frappes à la porte
et tu me dirais c’est moi
Devine ce que j’apporte
Et tu m’apporterais toi.”

Boris Vian

dimanche 12 avril 2015

Tu es le conte, non la réalité...Tu es le conte parce que tu es mon amour...






Jeudi [18 juin 1964] 

[...] Je souriais l'autre jour en pensant ceci : Lui qui dénonce si bien l'oppression familiale, les dangers qu'elle fait courir au couple, voudrait bien, j'en jurerais, connaître et rencontrer mon père. Moi, je ne souhaite pas te voir entrer dans le cercle, dont tu es justement l'au-delà.

...Je veux que tu demeures le fabuleux pays, l'inexploré, l'irréductible, l'inconnu, l'infini, en marge de tout. Je refuse obstinément de te voir assis à la table familiale. C'est une chose intolérable. Moi l'impudique, je ne peux l'être au point d'ac­cepter cette confrontation. Notre intimité et celle de la maison sont deux climats distincts dont je suis la frontière, zone troublée, zone d'orages. J'ai l'air simple, je ne le suis pas: tu iras les voir mais seul. C'est une chose que je veux te dire voici déjà quelques temps. Je sais bien qu'elle est cruelle, surtout pour Maman, mais tu ne peux être à la fois avec eux et leur au-delà. Et je préfère que tu sois l'au-delà. Je n'ai que trop parlé de toi, j'ai déjà fait trop de concessions, trop de confidences; comme si tu étais "racontable"! Tu comprends cela? Tu es mon enclos sacré, le domaine du dieu, les autres sont un séjour profane - je peux sans désarroi profond assister à l'effacement des limites. Cela, il ne faut pas le dire à Maman, il sera toujours temps... Je veux, toujours, tu veux aussi - ­t'aimer, m'aimer, passionnément. C'est douloureusement et non paisiblement. Or, comment ne pas voir que ma mère est dispensatrice de quiétude, de paix, grande intendante des choses matérielles veillant au bien-être, au bonheur... L'amour compa­raissant devant elle devient sagesse, repos souriant, savoureux. Et certes très doux à vivre, ah bien trop doux! bien trop facile! Loué soit le silence de mon père, et louée sa colère, puisque me heurtant à lui je m'exaspère et m'éprouve vivante durement, portant haut, plus haut mon désir. Tu comprends cela? Tu es le conte, non la réalité... Tu es le conte, parce que tu es mon amour, et que je ne te vois pas tel que te voient les autres, tel que je vois les autres: j'ai un regard magique pour mieux te voir, un regard faible pour saisir les autres. Deux façons de voir inconciliables. Toi aussi, n'est-ce pas. Si tu ne m'avais choisie d'abord -aveuglément! -si tu ne m'avais fait surgir par enchantement, par cette façon de regarder qui fait naître l'objet, l'être que l'on désire, m'aurais-tu distinguée parmi les autres?…Et si tu t'habitues à me voir telle qu'eux, parmi eux, et telle que je suis sans doute, es-tu sûr de toujours m'en distinguer?     ...      Je n'ai pas très bien compris ce que tu me dis du changement que j'ai produit en toi. «Inter­diction d'être futile, mesquin. »... Mais je sais bien que tu ne le fus jamais! Oui pour moi aussi il y eut «émondage». 






Je pensais: Il faut que je sois la justification de ses désirs, la vérification de ses pensées, même si (comment en juger?) ce sont des erreurs, son prolongement, son accomplis­sement, sa vérité... Je n'ai plus, depuis longtemps, à vouloir cela, parce que je suis -oui? -devenue telle que je le souhaitais. Ton tournesol, et c'est toi qui me dispenses chaleur et lumière, toi, mon seul élément.


Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant - Tome II




L'amour comme un fil entre les doigts





[...]...Je file un fil et le déroule et l'enroule, et tantôt donne à mon amour du large pour qu'il aille au vent, comme libre, et tantôt je tire et ramène à moi cette grande voile brûlante qui me suffoque.
Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant- Tome I



lundi 6 avril 2015

Poème de Platen - Gustav Mahler - Adagietto | Leonard Bernstein




« Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté
Est déjà livré à la mort,
N’est plus bon à rien sur terre
Et cependant il frémira devant la mort,
Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté.



A jamais durera pour lui le mal d’aimer,
Car seul un insensé peut espérer sur terre
Ressentir un tel amour et le satisfaire.
Celui que transpercera la flèche de beauté,
A jamais durera pour lui le mal d’aimer.

Hélas, que ne peut-il tarir comme une source,
Humer dans chaque souffle aérien un poison,
Respirer la mort dans chaque pétale de fleur !
Quiconque a de ses yeux contemplé la beauté,
Hélas, que ne peut-il tarir comme une source ? »


                                            Platen (poète allemand), Sonnets vénitiens.

Mes privilèges





[...] Ce fut quand j'entrai en classe de sixième, à l'âge de dix ans, qu'on me permit de travailler tôt le matin. Ma grand-mère, très matinale par goût autant que par la nécessité qui la faisait alors travailler à l'usine, avait la charge de m'éveiller.
Je la devinais avant même qu'elle ouvrît la porte et n'attendais pas qu'elle se soit penchée sur mon lit pour rejeter les draps. Elle était toujours confuse alors, pleine de regrets: « Il n'est que... Repose-toi encore un peu, ma fille», presque sup­pliante. Mais j'étais trop heureuse. Nous évitions de faire du bruit : la petite sœur dormait. 


Rien de plus constant, de plus têtu que son sommeil; rien qui m'étonnât plus, qui m'irritât même que ce refus d'être au jour, que cette nonchalance, cette désinvolture. Comme s'il était sans conséquence d'être en retard quotidiennement!
A dix ans, à quinze ans, à vingt ans... nous n'avons l'une ni l'autre changé. C'est une chose sue de tous dans la famille que cette opposition de nos caractères, de nos habitudes. Je persiste dans mes privilèges...
                                                 Mireille Sorgue - Extrait de "L'Amant"