samedi 21 mars 2015

Goût de privilège


Dimanche [29 mars 1964]


A sept heures, je suis sortie, et j'ai vécu seule la plus belle heure de ce jour qui s'est à présent embué, enfiévré, obscurci. Seule: oui, ce matin de Pâques, il m'a bien semblé que tous (et tout) prolongeaient leur repos. Je n'ai rencontré personne et je suis sûre -à l'absence de résistance de l'espace, à l'absence d'écho à mes gestes et mes pas, que véritablement j'étais seule dehors. 
Goût de privilège. J’ai foulé l'hiver mort: fougères rousses ou blêmes, froissées, tassées, lichens et les sentiers sans herbe, mais à hauteur de mes lèvres dans la saveur du vent, à hauteur de mes paupières dans le baiser dont les fermait le soleil, j'ai rencontré le printemps. 
Je me suis attardée sur les collines, considérant avec tendresse ce village maussade ordinairement mais que son environnement de fumées, de coqs, de chiens et plus haut de bois, et plus haut de ciel pâle faisait précieux. 


J'ai vu des sources nouvelles, et les fleurs de fraisier promettant l'abondance.

Je suis revenue en coupant tout droit par les genêts, puis au travers des jardins... 
                                                               Mireille Sorgue-Lettres à l'Amant - tome II
 

jeudi 19 mars 2015

Jour anniversaire

Mireille Sorgue est née le 19 mars 1944




L'absence est poétique, c'est une invisible fée qui pare à toute heure l'être aimé des plus brillantes fleurs de l'imagination.

                                                                                                                        Jules Sandeau

samedi 7 mars 2015

La feuille blanche...et l'eau à la bouche



[7 juin 1963]

MON AMOUR, longtemps je me suis tue rêvant devant la feuille blanche, la feuille immense comme ce long loisir où j'entre, ne pouvant me résoudre à dire ces mots qui ne valent pas leur pesant de silence. Alors tout incertaine, étonnée de bonheur, je commence tout doucement car le soleil qui m'alour­dit berce ma main, à peine effleurant ton visage, en lente reconnaissance de mes domaines. Et comme si de hautes paroles pouvaient défaire le charme que j'éprouve, 
je parle très bas, à ton oreille seule, à ta bouche; et comme si des gestes trop brusques allaient susciter des prodiges, mes mains à peine s'enhardissent sur ton corps; mais si prudentes soient-elles, je sais où elles s'acheminent et quelle vendange elles font -je soupçonne une éclosion soudaine, imminente -la chute du soleil dans l'herbe, comme un fruit trop mûr qui s'écrase -la chute infiniment du soleil qui s'abîme.
Mon amour, mon amour, je te retrouve et ce sont les vacances, mon amour, et je suis devant toi comme en lisière d'un pré avant d'être fauché, savourant avant que d'oser m'y étendre son parfum opulent... L'eau à la bouche. 
 Mireille Sorgue - Extrait de "Lettres à l'Amant" Tome I 





"Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur" - Aragon




 Mercredi matin 
[31 octobre 1962]

[...] Croyez-vous que je ne sache pas ce qu'a d'extraordinaire, de merveilleux, cette confiance avec laquelle vous me parlez? Croyez-vous que je n'en sois pas souvent émue jusqu'aux larmes? Seulement mon amour irrité m'emplit de colère et d'angoisse parfois, et j'ai alors «peur» de tout ce que j'aime, parce que je sais maintenant qu'« il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur »1 -et que je souffre par toutes mes racines. (Et aussi bien par le goût du petit matin ou la lueur d'une étoile -Par tout ce qui m'attache.) Ce qui est « irrémédiable », à vrai dire, c'est ma naissance au monde. -Le paradis perdu...

1. Citation tirée de « Il n'y a pas d'amour heureux », poème d'Aragon 

Mireille Sorgue - Extrait de "Lettres à l'Amant" Tome I