samedi 27 septembre 2014

Laurence Bouvet - L'Eveil


Laurence Bouvet 
 Prix Arthur Rimbaud 2005 de la Société des poètes français

Laurence Bouvet dit elle-même : « Ce que je sais seulement, ce que l’écriture m’a enseigné, c’est qu’elle est une recherche, un chemin et peut-être une quête d’absolu qui s’apparente à celle de la vérité avec une question sous-jacente et qui taraude sans cesse l’écrivante que je suis : que peuvent atteindre les mots des raisons qui me font être « humaine » et celles de ma présence au monde ? »

L'éveil

Marcher sur un chemin en train de se creuser
Peut-être même en train de s'ignorer
De naître et de périr d'un même geste de flamme
C'est qu'un vertige propose son assaut
Au point de suspension
Et de feindre l'élan ne suffit au voyage
Marcher immobile puisque le bras s'avance
Et qu'un funambule prend des notes
Sur les ardoises des toits protecteurs
Les signes attendent leurs miroirs
Suspendus à des paupières mi-closes
Ô filets tendus à la criée des étoiles !
Vos cils déployés comme des frontières
Exigent de la lumière les raisons du passage
l'âme noue ses doigts de glace mais le cœur ondoie
Il dessine une échelle pour en faire le tour
Elle lui raconterait ses souvenirs d'arbre
Si les clés du ciel consentaient à l'offrande
Marcher en soi jusqu'au visage intérieur
Dont l'ovale se joint à la courbure de la terre
Tel un heurtoir à la porte de l'univers

Laurence Bouvet -Extrait du receuil « Melancholia si », Editions Hélices poésie, 2007


 « Laurence Bouvet nous offre une poésie intelligente, recherchée et subtile. Elle est l’élément fort de cette nouvelle génération de poètes avec laquelle  nous pouvons fonder de belles espérances.
Ici, point de discours à l’infini, ni verbiage, ni démultiplication d’une image ou d’une idée. Chaque mot porte en lui suffisamment de force poétique pour étayer le sentiment recherché. La phrase courte se suffit à elle-même, point n’est besoin d’en rajouter pour se laisser guider dans son univers personnel. »
Michel Ostertag


Fille fruit se savourant....Femme!




Non pas fille-fleur dans sa parure vaine de corolles, mais fille-fruit se savourant.
Femme! dans son parfum de femme et la succulence de sa chair éclatée promise à la consommation.

Femme par le double jaillissement de mes seins que séduit et fait lever ta paume y posant un baiser plus vaste qu'aucun de ta bouche, plus impérieux que la faim d'un enfant et sous lequel, au lieu de lait, le sang vient à fleur, me presse et germe.





Femme dans la richesse de ses seins sapides où fleurit le sel.
(Avais-je seulement des seins avant que tes mains me l'apprennent ? (...) peu à peu j'ai cessé de rire sous ta main tant m'occupait, tant me ravissait cet éveil comme d'une étoile double s'allumant.)

Double lumière bue par mon ventre où s'aggrave le feu...
Un embrasement progresse par grands pans de corps croulant.
Illuminée je suis plus nue.
A ta merci.


                                                                                               Mireille SORGUE - L'amant


"Fais moi sonore et chantante, vivante...."


Image-Eric James Leffler-Audrey Field


"Fais-moi sonore et chantante, vivante à l'ombre doucement le temps d'une sieste -car le soleil me clive d'une lame dont il faut parfois me protéger... " 
                                                                                              (Mireille Sorgue-Lettre à l'Amant- Tome I)

lundi 15 septembre 2014

Emilie Dickinson - "Une goutte de paradis, une seule!"





Si je n'avais pas vu le Soleil
J'aurais supporté l'ombre
Mais la Lumière rendit plus Désert encore
Ce Désert qui était le Mien - 
--------------- 
J'ai pris une Gorgée de Vie -
Je vais vous dire ce que j'ai payé -
Très exactement une existence -
Le prix du marché, ont-ils dit.

Ils m'ont pesée, grain par grain de poussière -
Ont pris la mesure de chaque Particule,
Puis m'ont remis la valeur de mon Être -
Une Goutte de Paradis, une seule !
----------------
Emily Dickinson, Extrait de Poésies complètes (traduction par Françoise Delphy, Flammarion).
  

mercredi 10 septembre 2014

...O tout ce que je ne dis pas




... O tout ce que je ne dis pas
Ce que je ne dis à personne
Le malheur c’est que cela sonne
Et cogne obstinément en moi ...

                                            Extrait du fou d'Elsa - Louis Aragon 

 

Aragon - Poème- Vidéo


"C'est une chose étrange à la fin que le monde
                                     Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit..."



Louis ARAGON - Les yeux et la mémoire – Chant II – 1954 .

 

Génie - Instinct








"Le génie réside dans l'instinct" 

                                                                                                                     Friedrich Nietzsche

lundi 8 septembre 2014

Patrick TAFANI- Mireille Sorgue: Comme une ville qu'on va prendre


Un grand merci à Patrick TAFANI pour son message :

[...] Voici un texte pour Mireille Sorgue que j'avais publié dans mon ouvrage "Étoiles de terre" Éditions de l'Inaperçu. Si vous le désirez pour votre merveilleux site, il n' a pas de problème"


MIREILLE SORGUE

COMME UNE VILLE QU’ON VA PRENDRE



Que pouvait-il bien advenir de cette élégance sinon une beauté inaugurale, une radicalité heureuse de se déployer, un sommet aussitôt atteint et aussitôt à reprendre, presque comme une ascension qui s’épure d’un passé d’effondrement ?
Jamais jeune fille ne fut autant femme, jamais femme ne fut autant jeune fille.

Les rives se souviennent - nuages montés jusqu’aux tempes -, de cet amour du corps qui caresse l’esprit. La soif sur l’arc de la mémoire, cette rumeur facétieuse et mensongère du ciel et de la mer, de cette mer ouverte que l’on renvoie à l’océan. Mais l’éclat se noue aux labeurs du silence, ce silence qui préempte le désemparé, l’audace d’un dieu approché et compris dans sa nature d’improbabilité.

Le temps compté de l’écriture, elle le sut sans attache, en splendeur de la déliaison comme une ferveur récitée par le cœur des mots, des couleurs et de l’illusion pacifiée qui après les jeux de lumière, deviennent la primordialité de ce qui est saisi.

Son exigence est unique et c’est l’absolu. Devant tant de transparence grégaire, l’ombre reprend son droit ; dans une main le sable, dans l’autre main la cendre.
La lettre insigne et la non pareille se sont rapprochées et l’étoile d’Orion se range à l’aveuglat de l’univers, à une fin sans fin comme un vertige ressenti de très loin se prête au miracle.

Dans la nuit tardive, rue des Paradoux, il n’entend, il n’attend plus rien. Pas de preuve, pas de trace, le passant ne demeure pas. Il quitte la ville dans l’obscurité du noir, il s’interdit de rire, il s’interdit de pleurer, c’est un reste, c’est un vide.
Mais il reviendra par une autre porte située au Sud, il reviendra, bordant les rêves de Saumanes, du Thor, de Velleron, et là, seulement là, il pensera à elle.

                                              Patrick TAFANI-"Étoiles de terre"- Éditions de l'Inaperçu


dimanche 7 septembre 2014

Aimer aveuglément, absolument, désespérement





[8 mars 1964]

[...]  Je ne sais aimer que comme on croit, aveuglément, absolument, désespérément ; dans cet élan est toute ma force, toute ma richesse – et la virtualité de l'art : car je n'ai que cela à dire, cela essentiel, dont je veux témoigner pour que d'autres aient le désir d'être plus vivants…  
                                                       Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant- Tome II 


 

Courses solitaires





Mardi 10h [Avril 1963]


[...] Non, je ne fus jamais condamnée à la promenade en famille le long des rues. Mes parents n'affectionnent pas plus que moi cette sorte de déambulations, et du plus loin que je sache, il y eut ces courses solitaires -ou parfois avec la petite sœur ou les deux ou trois camarades que je retrouvais le jeudi et qui n'aimaient pas plus que moi battre de leur semelle le « Boulevard Carnot». L'été, jupons relevés, tenant nos chaus­sures à la main, nous descendions les ruisseaux... de pierre en pierre, secrètement ravies si quelque faux-pas opportun nous donnait le prétexte de nous mouiller jusqu'au ventre -malgré la défense maternelle. 
Plus tard d'ailleurs, à force de harceler les Puissances, nous avons obtenu la permission de nous bai­gner... Mais il pouvait se faire que la place à notre arrivée fût usurpée; et filles sages, nous n'aurions su, alors(!), nous ébattre en compagnie de garçons nus. Il nous restait les bois. Et je ne t'en dirai rien, non, que tu n'y sois venu... Je m'y glissais en tapinois, presque en voleur; comme à la recherche de demeures perdues; ou comme si, venue silencieusement, j'allais surprendre quelque fête qui ne puisse se dérouler qu'en l'absence de spectateurs : et je prenais garde à ne pas faire craquer les feuilles sous mes pas. Mais la fête continuait semblait-il partout où je n'étais pas. Peut-être, privilégié, y assisteras-tu... 
                                                           Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant - TomeI


samedi 6 septembre 2014

Rimbaud - La lettre du voyant



Extrait de « La lettre du voyant »
d’Arthur Rimbaud à Paul Demeny


 
Charleville, 15 mai 1871

[…]  Je est un autre. Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa faute. Cela m'est évident: j'assiste à l'éclosion de ma pensée: je la regarde, je l'écoute: je lance un coup d'archet: la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène…

[…] La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver; cela semble simple: en tout cerveau s'accomplit un développement naturel; tant d'égoïstes se proclament auteurs; il en est bien d'autres qui s'attribuent leur progrès intellectuel ! - Mais il s'agit de faire l'âme monstrueuse: à l'instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s'implantant et se cultivant des verrues sur le visage.

                       Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant.

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences.
Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables: viendront d'autres horribles travailleurs; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé ! 

[…] Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universel viendra !... Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant.

[…] Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, les poèmes seront faits pour rester.

[...] Ces poètes seront ! Quand sera brisé l'infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l'homme -jusqu'ici abominable, - lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l'inconnu ! Ses mondes d'idées différeront ils des nôtres ? - Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.

                                                                                                                 Arthur Rimbaud
 

mercredi 3 septembre 2014

Aragon - Aurélien - Le goût de l'absolu





"Le goût de l'absolu" 

« Il y a une passion si dévorante qu’elle ne peut se décrire. Elle mange qui la contemple. Tous ceux qui s’en sont pris à elle s’y sont pris. On ne peut l’essayer, et se reprendre. On frémit de la nommer : c’est le goût de l’absolu. On dira que c’est une passion rare, et même les amateurs frénétiques de la grandeur humaine ajouteront : malheureusement. Il faut s’en détromper. Elle est plus répandue que la grippe, et si on la reconnaît mieux quand elle atteint des cœurs élevés, elle a des formes sordides qui portent ses ravages chez les gens ordinaires, les esprits secs, les tempéraments pauvres. Ouvrez la porte, elle entre et s’installe. Peu lui importe le logis, sa simplicité. Elle est l’absence de résignation. S’il l’on veut, qu’on s’en félicite, pour ce qu’elle a pu faire faire aux hommes, pour ce que ce mécontentement a su engendrer de sublime. Mais c’est ne voir que l’exception, la fleur monstrueuse, et même alors regardez au fond de ceux qu’elle emporte dans les parages du génie, vous y trouverez ces flétrissures intimes, ces stigmates de la dévastation qui sont tout ce qui marque son passage sur des individus moins privilégiés du ciel.
Qui a le goût de l’absolu renonce par là même à tout bonheur. Quel bonheur résisterait à ce vertige, à cette exigence toujours renouvelée ? Cette machine critique des sentiments, cette vis a tergo du doute, attaque tout ce qui rend l’existence tolérable, tout ce qui fait le climat du cœur. Il faudrait donner des exemples pour être compris, et les choisir justement dans les formes basses, vulgaires de cette passion pour que par analogie on pût s’élever à la connaissance des malheurs héroïques qu’elle produit.
[…] Il brisera la voix du chanteur, jettera de maigreur le jockey à l’hôpital, brûlera les poumons du coureur à pied ou lui forcera le cœur. Il mènera par une voie étrange la ménagère à l’asile des fous, à force de propreté, par l’obstination de polir, nettoyer, qu’elle mettra sur un carreau de sa cuisine, jamais parfait, tandis que le lait file, la maison brûle, ses enfants se noient. Ce sera aussi, sans qu’on la reconnaisse, la maladie de ceux qui n’aiment rien, qui à toute beauté, toute folie opposent le non inhumain, qui vient de même du goût de l’absolu. […] Ils sont ceux pour qui rien n’est jamais assez quelque chose.
Le goût de l’absolu… Les formes cliniques de ce mal sont innombrables, ou trop nombreuses pour qu’on se jette à les dénombrer. […]
Pourtant si divers que soient les déguisements du mal, il peut se dépister à un symptôme commun à toutes les formes, fût-ce aux plus alternantes. Ce symptôme est une incapacité totale pour le sujet d’être heureux. Celui qui a le goût de l’absolu peut le savoir ou l’ignorer, être porté par lui à la tête des peuples, au front des armées, ou en être paralysé dans la vie ordinaire, et réduit à un négativisme de quartier ; celui qui a le goût de l’absolu peut être un innocent, un fou, un ambitieux ou un pédant, mais il ne peut pas être heureux. De ce qui ferait son bonheur, il exige toujours davantage. Il détruit par une rage tournée sur elle-même ce qui serait son contentement. Il est dépourvu de la plus légère aptitude au bonheur. J’ajouterai qu’il se complaît dans ce qui le consume. Qu’il confond sa disgrâce avec je ne sais quelle idée de la dignité, de la grandeur, de la morale, suivant le tour de son esprit, son éducation, les mœurs de son milieu. Que le goût de l’absolu en un mot ne va pas sans le vertige de l’absolu. Qu’il s’accompagne d’une certaine exaltation, à quoi on le reconnaîtra d’abord, et qui s’exerçant toujours au point vif, au centre de la destruction, risque de faire prendre à des yeux non prévenus le goût de l’absolu pour le goût du malheur. C’est qu’ils coïncident, mais le goût du malheur n’est ici qu’une conséquence. Il n’est que le goût d’un certain malheur. Tandis que l’absolu, même dans les petites choses, garde son caractère d’absolu.
[…] Et leur roman, le roman d’Aurélien et de Bérénice était dominé par cette contradiction dont leur première entrevue avait porté le signe : la dissemblance entre la Bérénice qu’il voyait et la Bérénice que d’autres pouvaient voir, le contraste entre cette enfant spontanée, gaie, innocente et l’enfer qu’elle portait en elle, la dissonance de Bérénice et de son ombre. Peut-être était-ce là ce qui expliquait ses deux visages, cette nuit et ce jour qui paraissaient deux femmes différentes. Cette petite fille qui s’amusait d’un rien, cette femme qui ne se contentait de rien.
Car Bérénice avait le goût de l’absolu.
[…] Si la Bérénice toujours prête à désespérer qui ressemblait au masque doutait de cet Aurélien qui arrivait à point nommé, l’autre la petite fille qui n’avait pas de poupée, voulait à tout prix trouver enfin l’incarnation de ses rêves, la preuve vivante de la grandeur, de la noblesse, de l’infini dans le fini. Il lui fallait enfin quelque chose de parfait. L’attirance qu’elle avait de cet homme se confondait avec des exigences qu’elle posait ainsi au monde. On m’aura très mal compris si l’on déduit de ce qui a été dit de ce goût de l’absolu qu’il se confond avec le scepticisme. Il prend parfois le langage du scepticisme comme du désespoir, mais c’est parce qu’il suppose au contraire, une foi profonde, totale, en la beauté, la bonté, le génie, par exemple. Il faut beaucoup de scepticisme pour se satisfaire de ce qui est. Les amants de l’absolu ne rejettent ce qui est que par une croyance éperdue en ce qui n’est peut-être pas. […] »
                                                   Louis Aragon- Aurélien- extrait du chapitre XXXV