mercredi 29 juillet 2015

Charles Baudelaire - La Beauté


Mireille Sorgue

La Beauté


Je suis belle, ô mortels ! comme un rêve de pierre,

Et mon sein, où chacun s’est meurtri tour à tour,
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière.

Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.

Les poètes, devant mes grandes attitudes,
Que j’ai l’air d’emprunter aux plus fiers monuments,
Consumeront leurs jours en d’austères études ;

Car j’ai pour fasciner ces dociles amants,
De purs miroirs qui font toutes choses plus belles :
Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles !

Charles Baudelaire, les Fleurs du mal, 1857



vendredi 24 juillet 2015

Anna de Noailles - La vie profonde



La vie profonde

 

Être dans la nature ainsi qu'un arbre humain,
Étendre ses désirs comme un profond feuillage,
Et sentir, par la nuit paisible et par l'orage,
La sève universelle affluer dans ses mains !

Vivre, avoir les rayons du soleil sur la face,
Boire le sel ardent des embruns et des pleurs,
Et goûter chaudement la joie et la douleur
Qui font une buée humaine dans l'espace !

Sentir, dans son cœur vif, l'air, le feu et le sang
Tourbillonner ainsi que le vent sur la terre.
- S'élever au réel et pencher au mystère,
Être le jour qui monte et l'ombre qui descend.

Comme du pourpre soir aux couleurs de cerise,
Laisser du cœur vermeil couler la flamme et l'eau,
Et comme l'aube claire appuyée au coteau
Avoir l'âme qui rêve, au bord du monde assise...


                                                                                                      Anna de Noailles

dimanche 19 juillet 2015

Virginia Woolf - La lettre, l'être, et le réel - Stella Harrison





"Je suis faite de telle sorte que rien n’est réel que je ne l’écrive ", écrit Virginia Woolf  en 1937. Comment Virginia Woolf, avec l’écriture, fabriqua -t-elle, de façon incessante son traitement du réel ? J.A. Miller disait récemment que l’analyste soumet l’inconscient à un devoir être. Dirions-nous que V. Woolf soumet, en écrivant, le réel à un «  devoir être réalité » ?
À quelle question, quelle rencontre impossible répondrait V. Woolf en recherchant, par la lettre,  le  « moment d’être » ?
À Londres, J.A. Miller disait encore que dans la lettre, ce n’est pas the Being, l’être, qui est recherché mais the  Real. Que chercha à extraire Virginia Woolf, pourtant en quête du « moment of being ?»

 Les auteurs de ce livre ont cependant pris la position de ne pas tenir Virginia Woolf pour une déprimée, une « victime exemplaire » des théories du traumatisme, mais bien plutôt de cerner sa bataille avec les mots contre une douleur d’existence. La lecture de son œuvre révèle la tâche infernale à laquelle elle s’est livrée et les moyens qu’elle a trouvés pour se protéger de ce qu’elle nomme son « horreur ».

Ses textes suivent l’écrivain à la trace, dans ses écrits fictionnels, autobiographiques, et, particulièrement, dans ses écrits les plus tardifs car c’est là que s’exposent de façon fulgurante son ironie et l’éclatement de son monde intérieur.

Seul le recours incessant à l’écriture donne pour elle consistance à la réalité, « sans le secours d’aucun discours établi », comme l’avance Jacques Lacan du « dit schizophrène » dans son texte  «l’Étourdit ». L’écriture de Virginia Woolf témoigne du mystère incessant qu’elle fut pour elle-même sans que l’on puisse ici, toutefois, conclure  qu’écrire  aura  réussi à apaiser sa certitude de    « redevenir folle », hantise confiée à son mari dans la dernière lettre qu’elle lui laissa avant de se suicider.


28 mars 1941
Mon chéri,
J'ai la certitude que je vais devenir folle à nouveau : je sens que nous ne pourrons pas supporter une nouvelle fois l'une de ces horribles périodes. Et je sens que je ne m'en remettrai pas cette fois-ci. Je commence à entendre des voix et je ne peux pas me concentrer.
Alors, je fais ce qui semble être la meilleure chose à faire. Tu m'as donné le plus grand bonheur possible. Tu as été pour moi ce que personne d'autre n'aurait pu être. Je ne crois pas que deux êtres eussent pu être plus heureux que nous jusqu'à l'arrivée de cette affreuse maladie. Je ne peux plus lutter davantage, je sais que je gâche ta vie, que sans moi tu pourrais travailler. Et tu travailleras, je le sais.
Vois-tu, je ne peux même pas écrire cette lettre correctement. Je ne peux pas lire. Ce que je veux dire, c'est que je te dois tout le bonheur de ma vie. Tu t'es montré d'une patience absolue avec moi et d'une incroyable bonté. Je tiens à dire cela - tout le monde le sait.
Si quelqu'un avait pu me sauver, cela aurait été toi. Je ne sais plus rien si ce n'est la certitude de ta bonté. Je ne peux pas continuer à gâcher ta vie plus longtemps. Je ne pense pas que deux personnes auraient pu être plus heureuses que nous l'avons été.



Mireille entre joie et douleur de vivre


Très tôt dans sa correspondance, Mireille évoque sa difficulté de vivre...entre joie et douleur.



Mercredi [31 octobre 1962]
 [...] Ami, je sais que vous êtes là, que vous m'aiderez s'il faut m'aider, comme vous aidiez l'amie perdue; mais je ne vous donnerai pas les soucis qu'elle vous causa, et vous n'aurez pas à me gronder, sinon d'être triste. Car là est la faute. Je sais que je puis ne pas croire au malheur ou plutôt que je puis nier le malheur. .. mais lorsque je le fais, j'ai l'impression d'être absente de moi-même, ou d'habiter mes propres confins, ma surface poreuse (en sorte que je ne sais où est « la » faute entre l'oubli de la douleur et l'oubli de moi-même...). 

Erwin Blumenfeld - Portrait

[...] Seulement mon amour irrité m'emplit de colère et d'angoisse parfois, et j'ai alors «peur» de tout ce que j'aime, parce que je sais maintenant qu'«il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur -et que je souffre par toutes mes racines. (Et aussi bien par le goût du petit matin ou la lueur d'une étoile -Par tout ce qui m'attache.) Ce qui est « irrémédiable », à vrai dire, c'est ma naissance au monde. -Le paradis perdu... (C'est seulement aujourd'hui que je comprends le mythe chrétien!...) 


[...] Peut-être ma lettre de l'autre jour est-elle déjà parvenue à destination malgré les difficultés de circulation, les grèves; mais c'est une lettre de petite fille transie, véhémente à force de tendresse -un cri de joie ou de douleur, on ne sait pas trop (joie de vivre -douleur de vivre) -, le tressaillement d'un visage un instant happé par une grande flamme d'un vent du Sud... 

                                                                                  Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant - tome I

Maud Mullard
Munch



samedi 18 juillet 2015

Les nuits de Lioux


Lioux " Où les matins sont si doux "


[25 juin 1967]
[...] Je te donne ceci qui n'est pas un poème mais une surprise et une promesse. Cela s'est inscrit très vite ce matin sur une feuille sans que j'y sois pour rien, et en en prenant connaissance j'ai pensé aux nuits de Lioux : 

L'amour allume les fontaines
La Provence est illuminée
Nos mains nourrissent des rivières
Le platane nous berce morts.
La soif m'éveille. Mon amour dort.









On peut varier, jouer à changer les mots et voir ce qui en résulte La nuit coule dans la fontaine La Provence est illuminée... Le platane berce les morts 
 Mireille Sorgue - Extrait de "L'Amant" Génèse et chronologie de l'oeuvre
 

Le monde cessait d'être opaque, je le devinais, j'avais partout des complicités...




 Samedi [30 juillet 1966]

[...]  Il me semble parfois qu'on m'a guérie trop tôt, qu'il ne fallait pas qu'on me guérisse, que la folie m'aurait appris davantage que l'état médiocre auquel on m'a rendue. Le monde cessait d'être opaque, je le devinais, j'avais partout des complicités… Mais il faut vivre en société, non dans la nature ; la société m'a reprise, la nature s'éteint, mais la beauté inexpliquée ne me comble plus, je l'interroge. Lorsque j'aurai de nouvelles forces, l'aventure personnelle recommencera. Ces mots désoleraient mon père qui me croit "raisonnable" ; mais comment agir comme lui ? Il se gouverne selon ses principes dont je ne connais pas le fondement. Je ne peux qu'inventer, si je ne me soumets à la règle des autres. Il faut bien que momentanément je feigne de me soumettre, mais inventer séduira ma vigueur retrouvée. Le difficile sera d'établir avec la société des rapports tels que l'invention qu'elle interdit lui demeure secrète ; le difficile est de gouverner juste assez l'invention de soi pour en jouir sans que cela soit perceptible aux autres. 
                                     Mireille Sorgue  




[...] Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant...
Arthur Rimbaud - Lettre du Voyant -1871


lundi 13 juillet 2015

Sylvia Plath - La mort de l'imagination




"Ce que je redoute le plus, je crois, c'est la mort de l'imagination. Quand le ciel, dehors, se contente d'être rose, et les toits des maisons noirs, cet esprit photographique qui, paradoxalement dit la vérité, mais la vérité vaine, sur le monde."
Sylvia Plath - Extrait de son  Journal -1957

 

vendredi 10 juillet 2015

L'aile du jour...




Mercredi
[15 mai 1963] 


[...] Je peux venir t'éveiller, oui? Alors ayant entrouvert  tes volets sur un matin clair salué d'hirondelles, je viens vers toi et me penche -et d'une lèvre... impondérable -à peine l'aile du jour, j'anime ta bouche. Il est très vrai qu'un jour nous dormirons ensemble; et je t'éveillerai ainsi...

                                                                                        Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant- Tome I