"Le goût de l'absolu"
« Il y a une passion si dévorante qu’elle ne
peut se décrire. Elle mange qui la contemple. Tous ceux qui s’en sont pris à
elle s’y sont pris. On ne peut l’essayer, et se reprendre. On frémit de la
nommer : c’est le goût de l’absolu. On dira que c’est une passion rare, et
même les amateurs frénétiques de la grandeur humaine ajouteront :
malheureusement. Il faut s’en détromper. Elle est plus répandue que la grippe,
et si on la reconnaît mieux quand elle atteint des cœurs élevés, elle a des
formes sordides qui portent ses ravages chez les gens ordinaires, les esprits
secs, les tempéraments pauvres. Ouvrez la porte, elle entre et s’installe. Peu
lui importe le logis, sa simplicité. Elle est l’absence de résignation. S’il
l’on veut, qu’on s’en félicite, pour ce qu’elle a pu faire faire aux hommes,
pour ce que ce mécontentement a su engendrer de sublime. Mais c’est ne voir que
l’exception, la fleur monstrueuse, et même alors regardez au fond de ceux
qu’elle emporte dans les parages du génie, vous y trouverez ces flétrissures
intimes, ces stigmates de la dévastation qui sont tout ce qui marque son
passage sur des individus moins privilégiés du ciel.
Qui a le goût de l’absolu renonce par là même à
tout bonheur. Quel bonheur résisterait à ce vertige, à cette exigence toujours
renouvelée ? Cette machine critique des sentiments, cette vis a tergo du
doute, attaque tout ce qui rend l’existence tolérable, tout ce qui fait le
climat du cœur. Il faudrait donner des exemples pour être compris, et les
choisir justement dans les formes basses, vulgaires de cette passion pour que
par analogie on pût s’élever à la connaissance des malheurs héroïques qu’elle
produit.
[…] Il brisera la voix du chanteur, jettera de
maigreur le jockey à l’hôpital, brûlera les poumons du coureur à pied ou lui
forcera le cœur. Il mènera par une voie étrange la ménagère à l’asile des fous,
à force de propreté, par l’obstination de polir, nettoyer, qu’elle mettra sur
un carreau de sa cuisine, jamais parfait, tandis que le lait file, la maison
brûle, ses enfants se noient. Ce sera aussi, sans qu’on la reconnaisse, la
maladie de ceux qui n’aiment rien, qui à toute beauté, toute folie opposent le
non inhumain, qui vient de même du goût de l’absolu. […] Ils sont ceux pour qui
rien n’est jamais assez quelque chose.
Le goût de l’absolu… Les formes cliniques de ce
mal sont innombrables, ou trop nombreuses pour qu’on se jette à les dénombrer.
[…]
Pourtant si divers que soient les déguisements
du mal, il peut se dépister à un symptôme commun à toutes les formes, fût-ce
aux plus alternantes. Ce symptôme est une incapacité totale pour le sujet
d’être heureux. Celui qui a le goût de l’absolu peut le savoir ou l’ignorer,
être porté par lui à la tête des peuples, au front des armées, ou en être
paralysé dans la vie ordinaire, et réduit à un négativisme de quartier ;
celui qui a le goût de l’absolu peut être un innocent, un fou, un ambitieux ou
un pédant, mais il ne peut pas être heureux. De ce qui ferait son bonheur, il
exige toujours davantage. Il détruit par une rage tournée sur elle-même ce qui
serait son contentement. Il est dépourvu de la plus légère aptitude au bonheur.
J’ajouterai qu’il se complaît dans ce qui le consume. Qu’il confond sa disgrâce
avec je ne sais quelle idée de la dignité, de la grandeur, de la morale,
suivant le tour de son esprit, son éducation, les mœurs de son milieu. Que le
goût de l’absolu en un mot ne va pas sans le vertige de l’absolu. Qu’il
s’accompagne d’une certaine exaltation, à quoi on le reconnaîtra d’abord, et
qui s’exerçant toujours au point vif, au centre de la destruction, risque de
faire prendre à des yeux non prévenus le goût de l’absolu pour le goût du
malheur. C’est qu’ils coïncident, mais le goût du malheur n’est ici qu’une
conséquence. Il n’est que le goût d’un certain malheur. Tandis que l’absolu,
même dans les petites choses, garde son caractère d’absolu.
[…] Et leur roman, le roman d’Aurélien et de
Bérénice était dominé par cette contradiction dont leur première entrevue avait
porté le signe : la dissemblance entre la Bérénice qu’il voyait et la
Bérénice que d’autres pouvaient voir, le contraste entre cette enfant
spontanée, gaie, innocente et l’enfer qu’elle portait en elle, la dissonance de
Bérénice et de son ombre. Peut-être était-ce là ce qui expliquait ses deux
visages, cette nuit et ce jour qui paraissaient deux femmes différentes. Cette
petite fille qui s’amusait d’un rien, cette femme qui ne se contentait de rien.
Car Bérénice avait le goût de l’absolu.
[…] Si la Bérénice toujours prête à désespérer
qui ressemblait au masque doutait de cet Aurélien qui arrivait à point nommé,
l’autre la petite fille qui n’avait pas de poupée, voulait à tout prix trouver
enfin l’incarnation de ses rêves, la preuve vivante de la grandeur, de la
noblesse, de l’infini dans le fini. Il lui fallait enfin quelque chose de
parfait. L’attirance qu’elle avait de cet homme se confondait avec des
exigences qu’elle posait ainsi au monde. On m’aura très mal compris si l’on
déduit de ce qui a été dit de ce goût de l’absolu qu’il se confond avec le scepticisme.
Il prend parfois le langage du scepticisme comme du désespoir, mais c’est parce
qu’il suppose au contraire, une foi profonde, totale, en la beauté, la bonté,
le génie, par exemple. Il faut beaucoup de scepticisme pour se satisfaire de ce
qui est. Les amants de l’absolu ne rejettent ce qui est que par une croyance
éperdue en ce qui n’est peut-être pas. […] »
Louis Aragon- Aurélien-
extrait du chapitre XXXV
http://un-ange-devaste-par-lhumour.tumblr.com/ Mireille citée à gauche <3
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