mardi 3 février 2015

Le sentiment de l'absurde - "Toute possession est fugitive"


Vendredi  [ 2 novembre 1962]

[...] Chaque retour à la maison m'est à la fois un baume et une épreuve: « jouant» l'enfance, je me procure l'illusion que je ne suis pas seule; je m'endors un moment dans la sollicitude familiale, dans la quiétude du foyer; et pourtant, je vous le confie, Ami, je ne sais si je pourrais me résigner à la vie de famille ma vie durant. C'est une chose que je ne puis dire à mes parents qui en seraient peinés et ne comprendraient pas que l'éducation qu'ils m'ont donnée n'est nullement mise en cause; mais je peux vous l'expliquer, ou plutôt il me semble que vous ne trouverez pas monstrueuse cette pensée. Pour « fonder une famille», comme l'on dit, il faudrait que je n'aie pas ce sentiment que tout ce que je fais est provisoire, que toute possession est fugitive; il faudrait que les années à venir pèsent aussi lourd au moins que les années passées; il faudrait que je prenne très au sérieux mes gestes vains. Comment oserais-je mettre un enfant au monde? Isabelle parle de l'absurde, du sentiment de l'absurde -Vous dirai-je que depuis deux ans ce sentiment latent m'occupe? que je ne l'ai jamais avoué à personne (Comment dire cela à ma mère, à mon père?); qu'il m'immobilise parfois tout entière et que s'il n'y paraît pas, si je me ranime vite, c'est que l'immobilité me paraît tout aussi vaine qu'autre chose. Il est vrai que cet été je ne songeais guère à cela: le néant avait un visage, un bien séduisant visage, un nom, une chaleur...Mais à présent...il me semble que je brûle la vie, exactement dans le sens de « brûler une étape »! Mettre cette flamme-là en veilleuse...Je ferais vraiment une piètre mère de famille, une amoureuse désespérée...

                                                          Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant - tome I



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