Vendredi [ 2 novembre 1962]
[...] Chaque retour à la maison
m'est à la fois un baume et une épreuve: « jouant» l'enfance, je me
procure l'illusion que je ne suis pas seule; je m'endors un moment dans la
sollicitude familiale, dans la quiétude du foyer; et pourtant, je vous le
confie, Ami, je ne sais si je pourrais me résigner à la vie de famille ma vie
durant. C'est une chose que je ne puis dire à mes parents qui en seraient
peinés et ne comprendraient pas que l'éducation qu'ils m'ont donnée n'est
nullement mise en cause; mais je peux vous l'expliquer, ou plutôt il me semble
que vous ne trouverez pas monstrueuse cette pensée. Pour « fonder une famille», comme
l'on dit, il faudrait que je n'aie pas ce sentiment que tout ce que je fais est
provisoire, que toute possession est fugitive; il faudrait que les années à
venir pèsent aussi lourd au moins que les années passées; il faudrait que je
prenne très au sérieux mes gestes vains. Comment oserais-je mettre un enfant au
monde? Isabelle parle de l'absurde, du sentiment de l'absurde -Vous dirai-je
que depuis deux ans ce sentiment latent m'occupe? que je ne l'ai jamais avoué à
personne (Comment dire cela à ma mère, à mon père?); qu'il m'immobilise parfois
tout entière et que s'il n'y paraît pas, si je me ranime vite, c'est que
l'immobilité me paraît tout aussi vaine qu'autre chose. Il est vrai que cet été je ne songeais guère à cela: le néant avait un visage, un bien séduisant visage, un nom, une chaleur...Mais à présent...il me semble que je brûle la vie, exactement dans le sens de « brûler une étape »! Mettre cette flamme-là en veilleuse...Je ferais vraiment une piètre mère de famille, une amoureuse désespérée...
Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant - tome I
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vous pouvez ajouter un commentaire ici