vendredi 1 août 2014

Connaissance esthétique et admiration







Mireille Sorgue avait coutume de détruire ses devoirs aussitôt après qu'ils lui étaient rendus. Seule, cette dissertation << Quel­qu'un qui admire a toujours raison », disait Claudel. Qu'en pensez-­vous? >> nous est parvenue. Notée 16,5 /20, elle donne lieu à une élogieuse appréciation du professeur, lequel après avoir for­mulé de menues réserves s'interroge:« Mais ai-je raison de ne pas admirer totalement? » 

En voici une extrait :

[...] La connaissance esthétique n'est pas analogue à la connaissance scientifique; alors que celle­ ci semble s'effectuer par un mouvement d'accaparement, par une acquisition du monde réduit à des propositions intelligibles, celle ­là se fait au contraire par expansion et projection de l'être hors de ses limites rationnelles, par embrassement de ce qu'il veut connaître; il n'y a plus examen ni dissection, mais alliance et communion; il s'agit d'égaler le monde ou l'œuvre, de les comprendre, non plus intellectuellement, mais intimement, il s'agit non plus de réduire l'objet à soi, mais de se faire conscience même de cet objet. Comment la raison pourrait-elle m'égaler à la mer, «la Mer elle-même toute écume, comme Sibylle en fleurs sur sa chaise de fer » (1), comment la raison pourrait-elle me donner la mer, «Mer au parfum d'entrailles femelles et de phosphore dans les grands fouets claquants du rapt »? (2) Mais je la possède par mon exaltation. Ce n'est donc pas la raison, mais l'admiration qui donne à connaître ce dont on veut jouir, ce que l'on veut aimer; c'est cela sans doute que pensait Rilke en écrivant:« Seul l'amour peut saisir les œuvres d'art, les garder, être juste envers elles. » L'amour oui, l'admiration: ceux qui en sont incapables ne comprendront pas mieux une œuvre ou le monde qu'un profane les choses sacrées, et comment en pourraient-ils parler? Il me semble qu'il ne peut y avoir de connaissance esthétique complète sans admiration. 
-« On ne voit bien qu'avec le cœur », dit justement le Renard au Petit Prince, ou plutôt Saint-Exupéry.   


               Extrait d'une dissertation de Mireille Sorgue  - Décembre 1963

(1) (2) St John Perse - Amers 1957




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Vous pouvez ajouter un commentaire ici