Lundi Nuit [18 février 1963]
[...] Ah, comment vais-je vivre,
comment fait-on pour vivre, sans déchet, pour vivre d'une flamme pure? Comment
vais-je choisir de vivre? Et suis-je libre à présent de choisir puisque mue
par une intransigeance qui me fait bien voir ce que je dois faire, ce que je
veux faire? Mon ami-à-moi, peut-être ne saurai-je pas; il y faut et toujours
davantage, plus de patience. Il me semble que je cours d'un grand élan vers le
soleil -que je me précipite. Pour m'accomplir et c'est peut-être en même temps
me consumer toute. J'ai dix neuf ans bientôt, et ne sais si j'en pleure ou j'en
ris. Ma peine d'hier a saccagé mon ordonnance intime; la morale mise à bas;
chancelante la tradition; désordre; beau désordre pourtant -mais il faut que je
m'en saisisse, et que je ne laisse rien perdre. Le structurer, l'édifier. Tout
est possible aujourd'hui: comment dès lors ne pas être ivre, et tournoyer entre
toutes les richesses préhensibles, et n'en rien prendre pour avoir voulu tout
emporter?.. Choisir me désespère, car plus qu'une élection, j'y vois le refus
de ce dont je me détournerai. Peut-être vais-je, comme une abeille que sollicitent
trop de senteurs, demeurer indécise... Rien qui me rassasie: et je désire ce
que je n'ai pas, et me désole de devoir ne prendre qu'une part des offrandes.
Me tailler une part: voilà ce que je fais sans m'y résoudre -et si démesurée
que je la veuille, elle m'apparaît encore dérisoire...
Extrait de "Lettres à L' Amant" Tome I
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