samedi 26 mars 2016

Jeu de lianes... Jeu de miroirs - Mireille Sorgue



Samedi [19 octobre 1963]

[...] Je me penche grave sur l'eau de ton image qu'effleure ma bouche, tu me souris au fond, tu me captives -charme ta voix et charme ton silence, réciproque sortilège nos paroles. N'est-ce pas que nous nous envoûtons l'un l'autre sans répit, jeu de lianes qui se tressent, se lient, se nouent? Il suffit que je contemple ta lettre de ce matin pour éprouver sa valeur incantatoire. Lettre serrée, opaque au regard, dense et lourde comme un galet noir, uni -tout autre que moi ne la saurait lire, ne saurait se moduler selon sa courbe, s'ordonner selon son architecture, respirer finement par ses pores étroits une lumière aiguë, nul autre que moi ne saurait décomposer sa saveur de pierre, y reconnaître le sel, l'immortelle, la terre d'automne, le parfum des pommes, nul autre n'en peut déchiffrer les imperceptibles facettes -si proches et multiples qu'elles composent une apparence lisse -dont chacune m'ouvre une fenêtre sur l'espace profond, sur le temps intact que nos regards magiques retiennent et captent. Moi seule sais ce dont tu parles, moi seule c'est-à-dire Toi, car je suis un autre toi-même, ton double lisible où tu t'apprends, où tu te reconnais. Quel étrange jeu de miroirs composent nos lettres, un dédale de reflets, d'échos, d'illusions plus vraies que nature, et comme il fait bon nous y perdre ensemble, comme il fait  bon ne plus très bien savoir où commence l'autre, où l'on finit soi-même, et se mouvoir dans une perspective ainsi prolongée, se mouvoir dans l'épaisseur du temps, dans la pulpe du jour, comme j'aime habiter nos âmes confondues!...
Extrait de "Lettres à L'Amant" - Tome II
 




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