dimanche 12 avril 2015

Tu es le conte, non la réalité...Tu es le conte parce que tu es mon amour...






Jeudi [18 juin 1964] 

[...] Je souriais l'autre jour en pensant ceci : Lui qui dénonce si bien l'oppression familiale, les dangers qu'elle fait courir au couple, voudrait bien, j'en jurerais, connaître et rencontrer mon père. Moi, je ne souhaite pas te voir entrer dans le cercle, dont tu es justement l'au-delà.

...Je veux que tu demeures le fabuleux pays, l'inexploré, l'irréductible, l'inconnu, l'infini, en marge de tout. Je refuse obstinément de te voir assis à la table familiale. C'est une chose intolérable. Moi l'impudique, je ne peux l'être au point d'ac­cepter cette confrontation. Notre intimité et celle de la maison sont deux climats distincts dont je suis la frontière, zone troublée, zone d'orages. J'ai l'air simple, je ne le suis pas: tu iras les voir mais seul. C'est une chose que je veux te dire voici déjà quelques temps. Je sais bien qu'elle est cruelle, surtout pour Maman, mais tu ne peux être à la fois avec eux et leur au-delà. Et je préfère que tu sois l'au-delà. Je n'ai que trop parlé de toi, j'ai déjà fait trop de concessions, trop de confidences; comme si tu étais "racontable"! Tu comprends cela? Tu es mon enclos sacré, le domaine du dieu, les autres sont un séjour profane - je peux sans désarroi profond assister à l'effacement des limites. Cela, il ne faut pas le dire à Maman, il sera toujours temps... Je veux, toujours, tu veux aussi - ­t'aimer, m'aimer, passionnément. C'est douloureusement et non paisiblement. Or, comment ne pas voir que ma mère est dispensatrice de quiétude, de paix, grande intendante des choses matérielles veillant au bien-être, au bonheur... L'amour compa­raissant devant elle devient sagesse, repos souriant, savoureux. Et certes très doux à vivre, ah bien trop doux! bien trop facile! Loué soit le silence de mon père, et louée sa colère, puisque me heurtant à lui je m'exaspère et m'éprouve vivante durement, portant haut, plus haut mon désir. Tu comprends cela? Tu es le conte, non la réalité... Tu es le conte, parce que tu es mon amour, et que je ne te vois pas tel que te voient les autres, tel que je vois les autres: j'ai un regard magique pour mieux te voir, un regard faible pour saisir les autres. Deux façons de voir inconciliables. Toi aussi, n'est-ce pas. Si tu ne m'avais choisie d'abord -aveuglément! -si tu ne m'avais fait surgir par enchantement, par cette façon de regarder qui fait naître l'objet, l'être que l'on désire, m'aurais-tu distinguée parmi les autres?…Et si tu t'habitues à me voir telle qu'eux, parmi eux, et telle que je suis sans doute, es-tu sûr de toujours m'en distinguer?     ...      Je n'ai pas très bien compris ce que tu me dis du changement que j'ai produit en toi. «Inter­diction d'être futile, mesquin. »... Mais je sais bien que tu ne le fus jamais! Oui pour moi aussi il y eut «émondage». 






Je pensais: Il faut que je sois la justification de ses désirs, la vérification de ses pensées, même si (comment en juger?) ce sont des erreurs, son prolongement, son accomplis­sement, sa vérité... Je n'ai plus, depuis longtemps, à vouloir cela, parce que je suis -oui? -devenue telle que je le souhaitais. Ton tournesol, et c'est toi qui me dispenses chaleur et lumière, toi, mon seul élément.


Mireille Sorgue - Lettres à l'Amant - Tome II




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