Jeudi matin [21 mars 1963]
[...] Du reste, le poème ne commence que lorsque
je me tais. Alors... Alors sûrement il y a erreur; et je me glisse et me coule
comme un voleur dans cette chance qui m'échoit, à la mesure de laquelle il faut
que j'atteigne avant que l'on ne s'aperçoive qu'elle ne m'était pas destinée.
Grandir à la mesure de ma chance jusqu'à faire corps avec elle, jusqu'à habiter
juste cette douce nouvelle peau ... Aurai-je jamais le temps d'y parvenir? Je
t'aime gravement. Je t'aime désespérément.
Et toujours cette nostalgie d'une
perfection fugitive. Un désir de vivre au juste poids de la mort, exactement
équilibré par la mort,
Et toi d'un grand trait tu barres cette
phrase, et tu écris: Un désir de vivre au juste poids de l'amour, exactement
équilibré par l'amour,
Et je te crois. Heureusement que tu es là
pour corriger mes erreurs. Mais justement j'aurais voulu qu'il n'y eût pas de
rature. Tu dis que c'est cela, vivre? Se raturer pour vivre mieux? Mais
j'aurais voulu moi te donner d'un seul coup quelque chose de parfait, fût-ce un
seul geste parfait, fût-ce une seule parole parfaite. Et je vois que c'est une soif
d'inhumain, une soif de dissolution. Mon épaisseur me gêne. Mon poids humain me
gêne, et d'être profonde et limitée; toute mesure ne m'est assez vaste, ni
assez irréductible. Comment cela s'appelle-t-il ce désir d'être tout ou rien,
et tout et rien, et rien du tout?
Mireille Sorgue - Extrait "Lettres à l'Amant" - Tome 1
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vous pouvez ajouter un commentaire ici