« Etre
sexué c’est porter en soi l’attente
d’un autre. En nous faisant éprouver jusqu’à la douleur notre substantielle
incomplétude, la sexualité nous fait sentir que nous avons notre identité dans
l’altérité. Sentir qu’on a son centre
hors de soi : en même temps que cela suffirait à définir l’attente,
cela pourrait aussi définir la disposition amoureuse.
En décrivant cette disposition comme un
besoin ou comme une quête, que fait d’ailleurs Benjamin
Constant sinon l’identifier à l’exaspération d’une attente ? De même que
l’attente précède tout objet qu’on puisse dire attendu, de même, note-t-il,
« le sentiment de l’amour n’a rien de commun avec l’objet qu’on aime.
C’est un besoin du cœur qui revient périodiquement, à des époques plus
éloignées que les besoins des sens, mais de la même manière ; et comme
l’attrait des sexes fait qu’on cherche une femme dont on puisse jouir,
n’importe laquelle, le besoin du cœur cherche à se placer sur un objet qui
l’attire ou par de la douceur, ou par de la beauté, ou par telle autre qualité qui devient
le prétexte que le cœur allègue à l’imagination pour justifier son choix. » (1) Peut-être la seule inadvertance de
cette observation est-elle donc d’attribuer à un choix ce que nous n’avions pas
eu à choisir pour l’attendre, fût-ce même à notre insu.
C’est
ce que décrivent plusieurs personnages de Simenon. Quand on sent jusqu’au
vertige ou jusqu’à l’écœurement la vacuité de la vie, on attend ce qui la
remplirait. Le vide, psychologiquement, c’est l’attente du plein. Aussi
suffit-il d’éprouver ce vide pour se sentir attendre. « Est-ce cela la
vie ? se révolte l’un d’eux. Un peu d’enfance inconsciente, une brève adolescence,
puis le vide... » Se demandant
comment elle avait pu s’amouracher de l’homme le plus inconsistant et le plus
veule, une deuxième l’attribue, elle aussi, à cette sensation de vide :
« C’était un vide, voilà, elle
cherchait le mot depuis longtemps. Il n’y en avait pas d’autre : un
vide ! Et, dans le vide, l’équilibre
n’existe plus, on flotte sans se poser. » Pour s’en sauver, on peut être
en effet tenté de s’agripper à n’importe quoi, de s’accrocher à n’importe qui. [...] Ainsi Maigret attribue-t-il à
cette expérience si commune du vide, de la solitude, ou du délaissement,
l’attitude quasiment réflexe par laquelle on tente d’arrimer notre existence à
une autre. « Chacun se raccroche
à quelque chose. » (2) […]
Autant l’attente originaire nous empêche de
jamais coïncider avec nous-mêmes, autant c’est elle qui nous empêche
d’atteindre jamais ce qu’on désirait. En nous faisant éprouver le présent comme
le manque de quelque chose à venir, elle nous en dissocie et ne nous en fait
sentir que le vide. C’est elle qui, en nous retranchant de tout ce que nous
vivons, nous y rend étrangers. […]
Comme s’il s’agissait des deux
faces d’une même étoffe, attente et solitude sont toutefois indissociables. Ne
suffit-il pas en effet d’attendre pour se sentir secrètement séparé de tout ce
qui nous entoure ? Et réciproquement,
ne suffit-il pas d’être seul pour attendre ce qui pourrait mettre fin à notre
solitude, ne serait-ce qu’en la partageant ? A notre originaire attente
correspond donc un tout aussi originaire sentiment de solitude, et le désir de
la rompre. Sans doute est-ce là le principe de l’amour.
A l’ambivalence de l’attente doit donc
correspondre une toute semblable ambivalence du sentiment amoureux. Car
l’attente suscite deux sentiments aussi solidaires que contradictoires. D’une
part, le présent l’impatiente. Toute tendue vers l’avenir, elle n’aspire qu’à
s’y élancer. C’est ce qui fait son inquiétude. D’autre part, elle s’irrite
d’elle-même, et n’aspire qu’à se supprimer. Aussi attend-elle toujours ce qui
ne laisserait plus rien à attendre. C’est ce qui lui fait désirer à la fois de
s’en séparer et de s’attacher, de quitter le présent et de rencontrer ce qu’on ne voudrait plus quitter. En même temps qu’elle
suscite donc un désir d’aventure, elle n’aspire à rien tant qu’à une sorte de
stabilité et d’immutabilité.»
1. Cf.B.Constant, Journaux intimes, 26 janvier 1803, p.233.
2. Cf.G.Simenon, Maigret a peur, VI, 600.
Extrait
de Nicolas Grimaldi, Métamorphoses de
l’amour, Grasset, 2011, p.88-94 (chapitre « L’attente et ses
ambivalences »)